Depuis 2018, une équipe de chercheur.e.s du LIRDEF (Laboratoire interdisciplinaire de recherches en didactique, éducation et formation) de l’Université de Montpellier, en didactique de la littérature, sciences du langage et didactique des arts réfléchit à la notion de médiation du livre auprès d’un public scolaire et universitaire. Elle a associé à ses travaux des chercheur.e.s en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) pour mieux cerner le concept de médiation documentaire (Liquète et al., 2010 ; Heckel et Fabre, 2016) articulé à celui de médiation culturelle (Aboudrar et Mairesse, 2016 ; Camart et al., 2016). Le projet de recherche, initialement intitulé Médialivres, avait donc pour objectif de réunir ces différentes disciplines scientifiques pour interroger les objets et les pratiques de médiation du livre dans divers contextes.
La spécificité du projet avait également pour ambition de départ de comparer les pratiques professionnelles en permettant à tous les acteurs et actrices concernés, des différentes instances, de socialisation de se rencontrer pour partager leurs expériences et mieux comprendre les enjeux de la médiation du livre : enjeux culturels, éthiques, sociaux… En effet, bien souvent les rencontres entre les partenaires de l’école, dans le cas de l’éducation artistique et culturelle, demeurent matérielles et ponctuelles (Filiol, 2016). Malgré une longue interruption durant la crise sanitaire de la Covid-19, dans la continuité d’une recherche collaborative (Torterat et al., 2020), les chercheur.e.s du LIRDEF ont pu analyser comment les objets littéraires que constituent les albums de comptines étaient abordés selon des pratiques parfois communes (feuilletage, mise en voix, productions plastiques…) dans le contexte d’une école maternelle et d’une médiathèque dans un Quartier prioritaire de la Politique de la Ville (Boutevin, 2021 et 2023) et montrer en quoi les différentes approches participent d’une « coéducation » (Rayna et al., 2010).
Tout en continuant à s’intéresser exclusivement aux publics scolaires ou universitaires (étudiants en formation initiale MEEF premier et second degré Lettres et MEEF documentation), en 2022, l’équipe scientifique a souhaité approfondir le questionnement sur la médiation du livre, y compris de jeunesse, sous l’angle particulier des lieux qui le diffusent (CDI, CRD, bibliothèques, musées, espaces culturels) auprès des publics jeunes de manière très large : de la maternelle à l'université. La volonté était également de proposer une exposition dont les oeuvres artistiques interrogeaient la relation entre le livre et le spectateur, et de croiser les regards entre scientifiques et professionnel.les dont cette médiation est le métier.
De fait, les territoires d’action de la médiation sont extrêmement vastes et se déclinent dans des contextes variés, tels que les domaines culturel, documentaire, social, numérique et scientifique.
Plus spécifiquement, les définitions de la médiation culturelle ne se réduisent pas à l’explication des œuvres d’art. La médiation culturelle regroupe notamment, selon Elisabeth Caillet : « tous les actes qui visent à faciliter l’appréhension des œuvres artistiques ou scientifiques, que ce soit par une approche sensible, intellectuelle ou technique. Cette approche s’enracine dans des connaissances, qui nécessairement, ont à voir avec le champ étudié : histoire des civilisations, histoire de l’art, histoire des sciences… Et s’appuie sur la maîtrise des techniques orales, écrites et audiovisuelles. » (1995 : 57). Elle insiste ici sur la dimension sensible de la médiation, qui pour la littérature de jeunesse est un enjeu majeur.
Dans le même temps, Jean Davallon propose une définition qui prend en compte les enjeux symboliques à l'œuvre ainsi que le lien social qui se crée (Caune, 1999) dans la situation de médiation. Selon lui, la médiation permet d’interroger des situations d’interaction de façon plus fine et complexe que ne le ferait le concept de communication, en prenant en compte le tiers symbolique à l’œuvre (Davallon, 2003). Le terme médiation est alors utilisé pour décrypter des logiques d’accompagnements dynamiques qui s’opèrent entre l’univers de l’institution et celui du public (Caillet, 1995) ainsi que les conséquences de cet accompagnement en termes d’appropriation d’un objet culturel ou d’engagement du public.
Jean Davallon définit alors la médiation culturelle comme un processus visant à mettre en place une relation privilégiée entre l’institution et le public. C’est alors : « l’opération symbolique d’instauration d’une relation entre le monde du visiteur et le monde de la science par l’exposition de la science » (Davallon, 2003 : 78). Par la “science”, on entend ici la connaissance.
Ce processus implique nécessairement une transformation car il s’agit de : « faire accéder un public à des œuvres (ou des savoirs) et son action consiste à construire une interface entre ces deux univers étrangers l’un à l’autre (celui du public et celui, disons, de l’objet culturel) dans le but précisément de permettre une appropriation du second par le premier » (Ibid. : 78).
Dans ce contexte, le présent numéro regroupe les communications de la journée d’étude du 22 mars 2021, intitulée : “Médiations de la littérature de jeunesse en médiathèque et au musée” avec l’objectif de proposer des regards croisés issus à la fois des mondes académique et professionnel. C’est la raison pour laquelle les contributions parues au sein de ce numéro thématique proposent des articles de recherche qui sont passés par un processus de relecture en double aveugle mais également des articles de praticien.ne.s qui constituent des retours d'expériences professionnelles.
Le texte de Frédéric Torterat présente les conclusions des deux recherches collaboratives menées dans les 2010 (2013-2016 pour la recherche à Nice-Est et 2017-2019 pour la recherche à Montpellier-Nord) dont l’objectif était de favoriser la construction des habiletés socio-discursives des jeunes enfants ainsi que leur socialisation. Les deux recherches collaboratives en question ont rassemblé des acteurs divers : des chercheur.e.s, des professeur.e.s des écoles et des bibliothécaires. L’intérêt de ce texte est qu’il explicite au-delà des résultats obtenus l’ensemble des démarches effectuées. Les recherches menées permettent à Frédéric Torterat également de proposer une réflexion sur les mécanismes de médiation à envisager pour mettre en place des actions conjointes similaires.
L’article d’Ana Dias Chiaruttini interroge les processus à l'œuvre lorsqu’un album de littérature de jeunesse est convoqué dans une exposition muséale. Qu’est-ce qui permet la rencontre de ces deux médias ? Quels sont les rôles et fonctions de cette coprésence ? Ce sont les questions que ce texte se propose de traiter, en étudiant la place des albums dans les musées puis la façon dont l'album, La petite Taupe qui voulait savoir qui lui a sur la tête de Holzwarth et Erlbruch, est devenu une exposition au musée d'histoire naturelle de Lille.
Le contribution de Virginie Tellier s’intéresse aux enjeux bibliothéconomiques d’une collection de littérature de jeunesse dans un centre de documentation spécialisée, à savoir le centre de ressources en histoire de l'éducation de la ville de Gonesse. L’article passe ainsi en revue plus précisément les problématiques de conservation et de valorisation de ces fonds spécifiques. Ce retour d’expérience et réflexif permet d’esquisser des réflexions sur les dispositifs de valorisation des collections de littérature de jeunesse et la politique documentaire plus largement.
L’article de Cécile Dupin de Saint Cyr - Heckel s’intéresse à la littérature de jeunesse comme champ scientifique et plus précisément à la place de ce dernier dans les recherches menées en sciences de l’information et de communication (SIC). Afin de pouvoir apporter quelques premiers éléments de réponse à ce sujet, la démarche scientifique exploratoire de l’autrice s’appuie sur l’analyse d’un corpus constitué de bases de données bibliographiques et de portails d’archives ouverts (Sudoc, Memsic, Dante, Thèses.fr, Dumas). Cécile Heckel a ainsi pu faire le constat que le champ de la littérature de jeunesse est marqué par une faible production scientifique à l’intérieur des SIC.
Le texte de Caroline Blanvillain, en recherche-création, met en exergue les coulisses de la conception de l’exposition Folio avec comme objectif premier de démontrer comment un lieu d’exposition d’art contemporain peut constituer une médiation du livre. Ladite exposition s’est déroulée en 2022 à l’Espace culturel de la Faculté d'Éducation de l’Université de Montpellier. Au-delà de questionner le concept de médiation du livre, cet article propose une réflexion théorique et conceptuelle intéressante sur les lieux d’exposition proposant ainsi une typologie de l’exposition Folio dont le modèle peut se décliner au-delà de cette expérimentation, à savoir l’exposition comme “medium”, l’exposition comme “ambiance”, enfin l’exposition comme “espace potentiellement efficient”.
Comme mentionné ci-dessus, le numéro se termine par deux entretiens avec des professionnelles du livre de jeunesse : Lucile Vanhoreebeck, libraire chez Sauramps au musée Fabre, Perrine Mouriès et Laetitia Laumet du Service éducatif de la médiathèque Shakespeare, de Montpellier. Elles abordent certaines spécificités de la médiation liées à leur métier et aux espaces dans lesquels se joue la rencontre entre le livre et les enfants y compris adolescents, médiation parfois conditionnée par un partenariat avec l’institution scolaire.
Bibliographie
Aboudrar, B.-N. et Mairesse, F. (2016). La médiation culturelle. Presses Universitaires de France.
Boutevin, C. (2021). "Comptines-albums : “des pratiques orales de transmission” en actes à l’école maternelle". Dans F. Torterat et B. Azaoui (éds). Initiatives collaboratives pour l’enfance (quelles mutations de l’éducation et du travail social ?). Presses Universitaires de la Méditerranée, pp. 45-54.
Boutevin, C. (2024 à paraître). "Promenons-nous au pays des livres de comptines et de poèmes". Dans L. Laroque et V. Tellier (dir.), Médiations pour la littérature de jeunesse au XXIe siècle : enjeux et pratiques. Presses Universitaires de Bordeaux.
Camart C., Mairesse, F., Prévost-Thomas, C. et Vessely , P. (2016), Les mondes de la médiation culturelle, vol. 1 & 2. L’Harmattan.
Caillet, É. (1995). À l’approche du musée, la médiation culturelle. Presses Universitaires de Lyon.
Caune, J. (1999). Pour une éthique de la médiation : Le sens des pratiques culturelles. Presses Universitaires de Grenoble.
Davallon, J. (2003). La médiation : La communication en procès. MEI, 19, 37-59.
Dupin de Saint Cyr - Heckel, C. et Fabre, I. (2016). "Postures de lecteurs et représentations de soi : médiation documentaire à l’œuvre". Dans I. Fabre et C. Gardiès (dir.). De la médiation des savoirs : Sciences de l'information - documentation et mémoires, actes des troisièmes journées internationales du réseau MUSSI 21-22 mars. Toulouse : ENFA, 363-378.
Filiod, J.-P. (2016). "Faire ensemble. Enjeux du partage du travail éducatif en contexte d’éducation artistique". Quaderni [En ligne], 92 | Hiver 2016-2017, mis en ligne le 05 mars 2019. URL : http://quaderni.revues.org/1037.
Liquète, V., Fabre, I. et Gardiès, C. (2010). "Faut-il reconsidérer la médiation documentaire ?". Les Enjeux de l'information et de la communication, 2010, 43-57. https://doi.org/10.3917/enic.hs02.0300
Rayna, S., Rubio, M. et Scheu, H. (dir.) (2010). Parents-professionnels : la coéducation en questions. Toulouse : Erès.
Torterat, F., Azaoui, B., Boutevin, C. et Dupuy, C. (2020). "Une recherche collaborative en Réseau d’Éducation Prioritaire (REP), entre initiatives de terrain et reconfiguration du travail". Recherches & éducations. http://journals.openedition.org/rechercheseducations/7984