Préambule
Cette contribution porte sur l’étude de l’évolution de deux types de cahiers de maternelle, « du médiateur » et « de vie », introduits dans la dernière décennie du XXe siècle dans les écoles maternelles françaises. Leur recours s’inscrit comme une retraduction en actes de politiques éducatives engagées à cette période, pour lesquelles l’enfant est mis au centre des préoccupations des acteurs éducatifs afin de réduire les inégalités scolaires (Rayou, 2000). D’une part, la dotation de cahiers dès la prime scolarisation est décrite par les professionnel·le·s comme un des moyens de répondre à l’enjeu officiel et prévalent de socialisation précoce des jeunes élèves au langage scolaire. D’autre part, la circulation régulière de ces supports écrits entre la classe et le domicile des enfants est pensée comme une manière de créer les conditions de relations renforcées de l’école avec les familles, telles que le promeut dès lors l’institution.
L’analyse sociohistorique conduite croise une étude diachronique de cahiers de maternelle archivés au musée national de l’éducation de Rouen (1891- 2000), de publications d’une revue pédagogique mensuelle Éducation Enfantine destinée aux professionnel·le·s de la petite enfance (de 1903 à 2002) ainsi qu’une étude synchronique composée d’une enquête menée par recueils de cahiers, par questionnaires et par entretiens entre 2017 et 2019. Les contenus et les usages des cahiers « du médiateur » et « de vie » sont décrits dans ce texte à partir d’extraits idéaux-typiques des polarités identifiées par croisement des données de notre corpus. Les traits saillants des reconfigurations des cahiers sont soulignés ici sur la période des deux dernières décennies du XXe siècle à nos jours. Ils conduisent à discuter la place prépondérante prise par un rôle pédagogique toujours plus expert à tenir par les parents eux-mêmes à l’intérieur d’un discours puérocentré maintenu dans les cahiers de maternelle des années 1990 à nos jours.
Contexte général
Au cours des trente dernières années, l’École maternelle s’est transformée avec un redécoupage de la scolarité à l’école primaire par cycles arrimant la maternelle au curriculum scolaire (Garnier, 2009). À partir de 1995, les programmes officiels de maternelle se succèdent. Ils sont marqués par petits paliers par l’introduction progressive de l’approche par compétences puis par la mise en œuvre de la loi de refondation de l’école (MEN, 2013) valorisant un parcours d’apprentissage toujours plus individualisé dès les premiers âges scolaires.
Des années 1990 à nos jours, le langage reste toutefois au cœur des enjeux de la maternelle avec une injonction officielle qui perdure de mettre en œuvre des situations d’enseignement dans lesquelles le développement des dispositions langagières de l’enfant est primordial (Montmasson-Michel, 2018). C’est dans ce contexte d’une redéfinition des enjeux de l’École maternelle que les nouveaux cahiers « du médiateur » et « de vie » trouvent leur place et se développent dans les pratiques scolaires (Dabestani, 2022a). Ils sont décrits par les professionnel·le·s comme des « supports de langage » grâce à la fréquentation par les élèves des traces de leurs activités scolaires qu’ils y retrouvent (dessin, collage, peinture, photographie, etc) et dont ils en seraient les producteurs et les destinataires, reprenant ici l’expression de Leleu-Galland au sujet des cahiers de vie (Leleu-Galland, 2002).
Les professionnels de la maternelle sont conjointement enrôlés au cours des trente dernières années dans des actions visant le renforcement de leurs relations avec les familles : par exemple via le déploiement du dispositif de la mallette des parents1, puis après 2013, par l’injonction de livrer aux parents des carnets de suivi des apprentissages dès la petite section de maternelle, ou encore par la mise en place de dispositifs tels que « Ouvrir la classe aux parents pour la réussite des enfants »2. Dans ce contexte persistant d’injonction à la collaboration entre éducateurs, les cahiers d’élèves sont ressaisis par les professionnel·le·s pour un usage en dehors des murs de la classe : ils sont peu à peu utilisés comme des supports d’information et de communication avec les familles au tournant du XXIe siècle (Francis, 2000) et leur usage se développe plus largement ensuite (Dabestani, 2019). On pourrait communément penser que la multiplication des modes de communications et des messages adressés aux familles, directement (réunions et rendez-vous avec les parents, mise en œuvre des dispositifs institutionnels) ou indirectement (via des ressources écrites) a créé les conditions d’une relation plus resserrée entre éducateurs. Celle-ci semble de surcroit être favorisée par la spécificité d’une école maternelle déjà inscrite dans l’entre-deux des socialisations scolaire et familiale (Thouroude, 2010), comme le rappelle d’ailleurs sa dénomination. Pourtant, le caractère individuel et la portée des normes éducatives transmises par les professionnel·le·s semblent générer des tensions sur les modes d’éducation parentale (Mackiewizc, 2010) et sur la division des rôles éducatifs dès les premiers âges scolaires (Mangez & al., 2002). La récente enquête dirigée par Bernard Lahire montre d’ailleurs à nouveaux frais que « l’école maternelle n’est pas un jeu d’enfant », ni pour les jeunes élèves socialement les moins favorisés dont les acquisitions langagières restent fragiles à l’issue de leur scolarité maternelle, ni pour leurs parents qui n’accordent pas tous le même sens aux expériences scolaires de leurs enfants (Lahire, 2019) et ne partagent pas les mêmes repères scolaires (Dabestani, 2020, 2022b ; Mangez & al., 2002).
L’analyse des cahiers de maternelle que nous avons conduite contribue ainsi à étudier l’évolution des discours scolaires adressés aux familles et à analyser leurs usages actuels en classe comme aux domiciles des enfants.
Approche retenue
Dans cette recherche doctorale, les rapports de pouvoir et les processus complexes de ce qui « se vit aux frontières » entre instances de socialisation (Bernstein, 2000/2007) ont été étudiés en croisant une analyse diachronique et synchronique des définitions sociales de l’enfance et du rôle pédagogique parental (Chamboredon & Prévot, 1973) inscrits dans les cahiers de maternelle. L’étude diachronique vise à saisir l’évolution du sens donné aux cahiers et à mettre à jour ce qu’Isambert-Jamati nomme « des pratiques qui n’ont pas perdu leur raison d’être, mais qui ont cessé de la manifester clairement » (Isambert-Jamati, 1995, p. 132-133). Nos différents corpus permettent d’identifier l’inscription et les glissements de sens (Isambert-Jamati, 1995, p. 134-137) du discours puérocentré véhiculé par des dispositifs non prescrits officiellement, qui relèvent d’habitus professionnels installés et banalisés (Bonnéry, 2011). Les interprétations des textes officiels et d’une revue professionnelle sont en effet le produit, au fil du temps, de tout un travail de sélection, de reconfigurations et de l’accent mis sur tel ou tel aspect en fonction des publics scolaires qu’ils accueillent et de l’idée que les enseignant·e·s s’en font (Isambert-Jamati, 1995, p.9).
La notion de discours pédagogique (Bernstein, 2000/2007, p. 55-73) est à appréhender dans un sens large qui ne se restreint ni au seul mode direct de communication, ni à l’enceinte scolaire. Elle englobe les messages inscrits dans les supports (Bonnéry, 2011, p. 69) : les cahiers sont les « réceptacles » des définitions sociales de la petite enfance scolarisée et, lorsqu’ils sont donnés à voir aux parents, ils « supportent » des modes d’actions parentales requises par l’institution.
Pour l’étude diachronique, un premier corpus est composé de 121 cahiers produits entre 1891 à 2000 et issus de la collection du musée national de l’éducation de Rouen3. Un second est constitué de livrées de la revue pédagogique Éducation Enfantine dépouillées de 1903 à 20024 et complète la collection des cahiers du MUNAÉ qui dépend des dons réalisés.
L’étude synchronique comporte deux types de données recueillies entre 2017 et 2019. Les contenus et les usages des cahiers de maternelle ont été collectés par déclaration des enseignant·e·s (n=472) dans une enquête par questionnaire. Les résultats chiffrés permettent de souligner des « traits saillants » des cahiers mais aussi de nuancer les analyses que nous avons menées à partir des cahiers recueillis, en variant les âges scolaires et les contextes sociaux dans douze écoles des académies de Créteil et de Lille (n=103 cahiers). Des entretiens ont été conduits dans ces écoles auprès de 25 enseignantes et de 27 mères.
Le rôle des parents peu à peu inscrit dans les fiches pédagogiques des professionnel·le·s
À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les enseignantes de maternelle deviennent peu à peu des spécialistes de la petite enfance et sont porteuses de nouvelles valeurs éducatives auprès des familles (Chamboredon & Prévot, 1973). De 1965 à 1973, la revue Education enfantine consacre ainsi une rubrique intitulée « Conseils aux parents ». Un discours d’expertise est proposé dans chacune des rubriques. Il est composé de messages à tenir par les enseignantes aux parents et sont illustrés par des « études de cas » analysées sous un angle psychologique (« Colette la bougonne »5, « Nathalie, une voleuse ? »6). Les conseils sont centrés sur des pratiques éducatives familiales à transformer, à normaliser (au sujet de la relation de la mère à l’enfant, du rôle du père par exemple).
La rubrique se transforme après 1973 à une période où les familles des classes sociales plus favorisées adhèrent plus largement à l’école maternelle (Chamboredon & Prévot, 1973), comme l’indique d’ailleurs le numéro de la revue publiée en septembre 1973 : « Les années précédentes, nous avons exposé divers aspects de cette relation du psychologue avec les parents […] Mais on constate que les parents émettent des avis… » (ÉE, 1973, n°1, p.21). Dans la revue, les liens entre le développement psychologique de l’enfant et les traces des activités menées en classe sont dès lors mis en exergue. De 1973 à 1978, les rubriques suggèrent ainsi aux professionnel·le·s de montrer plus régulièrement aux parents des productions enfantines valorisant leurs dimensions psychologiques (comme les dessins), créatives (objets fabriqués, fresques, peinture) et leurs visées socialisatrices (projet collectif de réalisation d’une œuvre collective par exemple). Les questions de la relation entre école et familles tendent même à être subsumées dans les pratiques pédagogiques présentées aux enseignant·e·s. La rubrique dédiée aux parents disparait ainsi définitivement après septembre 1980 et les questions de la relation de l’école avec les parents sont dès lors intégrées dans les fiches pédagogiques proposées aux enseignants. Il leur est par exemple suggéré de demander aux parents des photographies des différents membres qui la composent comme prolongement possible d’une séquence d’enseignement sur la connaissance des adultes et des autres enfants de la classe. Les photographies familiales sont décrites comme des « supports de langage » engageant chaque enfant à recontextualiser en classe des apprentissages langagiers scolaires.
Le médiateur et son cahier : un jouet scolaire introduit au domicile des parents
C’est dans ce contexte de redéfinitions sociales de l’enfance et de la relation entre école et familles (Chamboredon & Prévot, 1973) que la revue n°4 (décembre 1987) consacre pour la première fois un dossier à la mise en scène scolaire d’un jouet (une poupée), dit « le médiateur », d’abord à titre expérimental (figure 1).
Figure 1 : Première page de la revue ÉE (n°4, décembre 1987)
Le « médiateur » est avant tout présenté dans la revue comme un objet favorisant la séparation quotidienne de l’enfant avec ses parents et sa socialisation dans le groupe social que constitue la classe : « Nous partageons [avec Poupette] des émotions collectives sans ressentir un sentiment de lassitude » (ÉE, 1987, n°4, p. 8). Son usage dépasse cependant son seul rôle d’objet transitionnel. De multiples situations pédagogiques du jouet scolaire sont en effet détaillées telles que « Marjolaine est malade », « Natacha a mal à son œil ». La poupée est alors pensée comme un « médiateur intellectuel » enrôlant les enfants dans des apprentissages langagiers, cognitifs par le détour d’une relation supposée affective à son égard : « Une mise en scène originale, dans laquelle ce personnage est valorisé, stimule l’intérêt des enfants et favorise leur attitude d’analyse » (ÉE, 1987, n°4, p. 8). En prolongement de cet usage scolaire, la revue propose d’en garder une trace (photographies, transcription des productions orales des enfants entre autres) dans un cahier dédié pour que les enfants puissent s’en ressaisir comme supports de langage entre eux. La revue suggère en outre de valoriser cette expertise pédagogique scolaire auprès des familles en mettant la poupée7 et son cahier en circulation aux domiciles des enfants, comme un « pont, jeté entre l’école et la famille » (ÉE, 1987, n°4, p. 9).
Dès la première décennie du XXIe siècle, son rôle d’objet de la relation entre école et familles semble même devenir prévalent. En 2001, la revue consacre en effet un numéro spécial sur les liens entre école et familles dans lequel le recours à la mascotte y figure au premier plan. En 2011, le rapport de l’Inspection Générale de l’Éducation « l’école maternelle » mentionne de même son usage dans la rubrique « Relation école-familles » comme un levier pour mobiliser les parents dits les plus éloignés de l’univers scolaire (IGEN, 2011, p. 134).
Dans notre corpus de données recueillies entre 2017 et 2019, les enseignantes se réfèrent d’ailleurs uniquement aux contenus produits par les familles pour les présenter à l’enquêtrice. Elles insistent sur leurs sollicitations faites aux parents pour « accueillir la mascotte » à leur domicile et pour les inciter à produire des traces (photographies, dessins, écrits) à destination de la classe, comme c’est le cas du message ci-après adressé aux familles en première page du « cahier de Loup » :
Je [la mascotte Loup] serai votre mascotte. Je vais vivre avec vous, partager vos moments d’aventure, de joie, de repos… et participer à toutes vos activités… J’adore découvrir de nouvelles choses et de nouveaux endroits alors n’hésitez pas à prendre des notes, faire un joli dessin et mettre des photos dans mon carnet. Nous en parlerons en classe. (Extrait du Cahier de Loup, classe de PSM/GSM, 2018-2019)
Les cahiers contemporains de la mascotte contiennent ainsi les traces de la vie du jouet scolaire aux domiciles des parents tandis que les traces des mises en scène scolaires sont absentes. Aucun contenu ne rend compte des usages scolaires et des interactions langagières menées en classe à partir de la mascotte et de son cahier éponyme, même s’ils sont évoqués implicitement dans la présentation faite aux parents : « Nous en parlerons en classe » (Extrait du Cahier de Loup, classe de PSM/GSM, 2018-2019). Pour notre corpus, une quasi-inversion des contenus des cahiers de la mascotte semble ainsi s’être opérée, les traces des activités scolaires ayant laissé leur place à celles produites par les familles, sans pour autant rendre visible aux parents les manières de conduire les interactions de tutelle (Bruner, 1983) pour en faire usage des cahiers dans le sens scolairement requis.
Les cahiers de vie diffèrent à ce titre de ceux de la mascotte. Leur étude diachronique et synchronique souligne en effet que la présence des traces d’activités menées en classe a été maintenue dans les cahiers de vie des années 1990 à 2019, bien qu’ils aient été eux aussi ressaisis comme supports d’un mode indirect de relation de l’école aux familles.
Un cahier « de vie » de l’élève pour un travail parental expert
La revue Éducation Enfantine consacre aux cahiers de vie de nombreux encadrés et dossiers dans la dernière décennie du XXe siècle. Ils sont avant tout décrits comme des objets produits par et pour l’enfant, comme des supports de langage et de socialisation à l’écrit, répondant ainsi aux orientations institutionnelles de réduction des inégalités scolaires (ÉE, n°5, janvier 1990).
Le cahier de vie de Félix (grande section, 1995-1996) présenté ci-après est extrait du corpus collecté au MUNAÉ. Il fournit d’abord un exemple concret d’un enfant mis au centre de préoccupations partagées entre enseignant·e·s et parents (figure 2), comme l’indiquent la dénomination du support (« Mon cahier de vie »), la photographie du garçon en première page ainsi qu’un message de l’enseignant·e écrit à la première personne du singulier pour symboliser la parole de l’enfant (« je serai très fier ») :
Figure 2 : Premières pages du cahier de vie de Félix (1995-1996)
MUNAÉ, n° d’inventaire 2016.40.2.
Le cahier de Félix ne permet cependant pas de rendre compte de la variété possible des pratiques à cette période8 d’autant que le cadrage proposé dans la revue reste souple et engage notamment les professionnel·le·s à moduler leurs usages selon le contexte social de leur lieu d’exercice professionnel :
[le cahier de vie] peut revêtir de nombreux aspects, tant en ce qui concerne le fond que la forme ; il conviendra de moduler selon la population, ses souhaits et ses possibilités, l’usage que l’on veut en faire […] : ce peut être un cahier, un album, une reliure, etc. Il peut aller et venir entre la famille et l’école, ou n’être remis qu’en fin d’année, les parents peuvent participer ou pas à son élaboration, etc. Longue vie au cahier… (ÉE, n°5, janvier 1990, p. 40)
Les contenus du cahier de Félix correspondent toutefois à ceux présentés par les parents enquêtés ayant eux-mêmes été scolarisés dans la dernière décennie du XXe siècle dans une école maternelle française. Ses contenus recoupent aussi les propos recueillis par entretiens auprès d’enseignantes déjà en exercice au tournant du XXIe siècle. Leur description de cahiers pointe la place prépondérante prise alors par les fiches individuelles d’activités (« on collait du papier sur du papier », « c’étaient des fiches, des fiches, des fiches »). Leur témoignage fait aussi écho à un usage renforcé de fiches individuelles à cette période déjà identifié dans une autre recherche (Joigneaux, 2015), les cahiers répondant de manière pragmatique à une logique d’archivage (Dabestani, 2022a).
Le cahier de vie de Félix témoigne ainsi d’un usage important de fiches individuelles qui prend le pas sur le projet initial de productions créatives et spontanées de l’enfant (Leleu-Galland, 2002), dont aucune n’est présente. Deux seules fiches diffèrent des fiches individuelles de travail et semblent marquer l’émergence d’un autre type de fiches dont le message contenu semble s’adresser à la fois aux enfants et à leurs parents. Ces fiches, dites « illustratives », sont repérables par des photographies et des textes courts écrits par les enseignant·e·s, à distance des enfants :
Figure 3 : Fiches illustratives du cahier de vie de Félix (1995-1996)
MUNAÉ, n° d’inventaire 2016.40.2.
Les deux fiches illustratives marquent l’inscription des enfants dans un groupe social et leurs activités : « Dans la CLASSE j’explore, je manipule… la colle, la peinture, le sable, l’eau, les jeux… » (Figure 3). Les photographies sont là encore pensées comme un moyen pour les enfants de recontextualiser les apprentissages scolaires dans un temps différé de la situation d’enseignement, en classe ainsi qu’à leurs domiciles (« le regarder avec maman, papa… », Figure 3) grâce à des écrits professoraux précisant le langage scolaire : « Dans la classe, j’explore, je manipule… ».
Dans le corpus de cahiers recueillis entre 2017 et 2019, le recours à des fiches illustratives semble s’être intensifié tandis que les enseignantes expliquent limiter l’emploi des fiches individuelles. L’usage des fiches illustratives est maintenant prédominant et les photographies sont nombreuses9 (Dabestani, 2022a). Les professionnel·le·s expliquent ce recours actuel à des photographies comme un moyen concret de livrer aux parents des messages plus clairs et précis sur leurs manières d’enseigner. L’enquête par questionnaire et le dépouillement de notre corpus de cahiers soulignent ensemble que le recours aux fiches illustratives est de surcroit plus prégnant dans les contextes sociaux d’exercice les plus défavorisés10, les enseignant·e·s exprimant leur attention à délivrer aux familles les moins aguerries à l’univers et à la langue scolaire des informations les plus complètes possibles (les photographies permettant à leurs yeux de s’adresser aux parents ne maitrisant pas la langue française et de rendre compte des activités scolaires au plus près de leur réalisation). L’extrait du cahier d’Hamina ci-après (PSM, REP, figure 4) contient ainsi plusieurs photographies imbriquées, cette organisation étant récurrente dans l’ensemble de son cahier. Sur 69 pages, 64 sont des fiches illustratives, pour un total de 273 photographies :
Figure 4 : Fiche illustrative du cahier de vie d’Hamina (2018-2019), PSM, REP
Les liens entre les différents éléments constitutifs de cette fiche illustrative ne relèvent cependant pas de l’évidence. D’abord, la première photographie (en haut à gauche) est à reconnaitre comme la première page d’un album de la littérature enfantine « Que font les animaux quand il pleut ? » et à appréhender pour ses illustrations (trait oblique) et non pour son récit. La photographie des allumettes est pour sa part à mettre en lien avec l’expérience haptique de tracés obliques (la pluie) et avec les photographies des supports de peinture que préparent les élèves pour réaliser des tracés (non figurées).
Ensuite, la désignation des savoirs et des savoirs-faire exercés s’appuie sur leur codification selon une approche par compétences. Les enseignantes disent en effet être vigilantes à rester au plus près des textes officiels en mobilisant un discours associant les différentes facettes de l’approche par compétences : 1/ des grands domaines d’apprentissage « Agir, s’exprimer, comprendre à travers les activités artistiques » ; 2/ des expériences de la vie non scolaire « en cette période de mauvais temps[…] en représentant la pluie » ; 3/ la transversalité des apprentissages imbriquant dans leur message une visée socialisatrice« une composition collective « , une pratique artistique, la maitrise d’un geste graphique et la fréquentation d’un album de la littérature enfantine « des coulures en peinture représentant la pluie en étant fidèle à un modèle et en lien avec un album ».
Comme pour les cahiers de la mascotte, les cahiers de vie semblent maintenant engager les parents dans un rôle à tenir au service de l’école ; à charge cependant pour eux d’identifier et de recomposer le message scolaire et le scénario pédagogique inscrit dans les cahiers de leurs enfants pour agir dans la continuité de l’école.
Discussion
Les « nouveaux cahiers » présentés tendent à s’adresser à des parents déjà experts pédagogiques, tout en resserrant la relation entre éducateurs sur le discours consensuel d’une préoccupation commune pour la petite enfance scolarisée. Pour le cahier du médiateur (de la mascotte), il s’agit dès lors pour les parents de livrer précocement non seulement un enfant scolarisable (Glasman, 1992), mais aussi un support scolarisable. Le dispositif du médiateur continue à être mis en œuvre11 même si des maitres et maitresses expliquent l’avoir abandonné au cours des dernières années ou envisager de le faire par manque d’adhésion des familles. Les variations de sens donné aux cahiers sont en effet prégnantes pour les mères enquêtées. Elles identifient la mascotte et son cahier soit comme une occasion de poursuivre leurs pratiques familiales en continuité avec l’école, soit comme celle de rendre compte à l’école de leur adhésion et leur « bonne » mobilisation dans la scolarité de leurs enfants. D’autres mères sont quant à elles peu enclines à emmener la mascotte à leur domicile. Le recours à un « doudou » n’est, à leurs yeux, pas nécessaire pour leurs enfants déjà prêts selon elles à appréhender le travail dit sérieux de l’école, scandant ainsi temporellement la rupture avec les premiers âges de l’enfance dédiés aux besoins physiologiques et psychoaffectifs (Chamboredon & Prévot, 1973). Des mères préfèrent ainsi rester en retrait, d’autant qu’elles expriment leurs inquiétudes à déposer des traces de leur vie familiale dans un cahier scolaire.
Au cours des trente dernières années, les cahiers de vie semblent de même avoir été de plus en plus appréhendés comme des objets matérialisant la relation renforcée entre école et familles, d’autant que les fiches illustratives sont essentiellement réalisées par les enseignantes elles-mêmes, à distance des enfants. Nos observations en classe montrent en effet que les élèves n’en prennent généralement connaissance qu’à la fin de chaque période scolaire, avant de les coller dans les cahiers et de les rapporter à leur domicile. Pour les cahiers de vie, l’expertise requise pour décoder les fiches illustratives dans la continuité de l’école s’adosse là encore à une familiarité « déjà là » des parents aux manières de faire de l’école maternelle. Elles livrent en effet peu de repères sur les savoirs enseignés et les modalités d’interactions langagières (Bruner, 1983) mobilisés en classe et requises des parents à leurs domiciles.
Conclusion
Le mode scriptural de communication entre enseignant·e·s et parents s’impose ainsi au tournant du XXe et du XXIe siècle dès les premiers âges scolaires. Il officialise et symbolise la représentation d’un enfant mis au centre de la préoccupation des acteurs éducatifs. Renégociés au fil du temps, les contenus des cahiers contemporains « de la mascotte », « de vie » distribuent encore ce discours consensuel, bien que le poids et l’expertise du rôle pédagogique parental à tenir soit accentué à l’intérieur même de ce discours consensuel. Le mode contemporain de relation entre école et familles semble ainsi revêtir dès la maternelle des caractéristiques d’une « école qui complète l’éducation familiale avec une quasi-inversion des points de vue » (Poucet, 2017, p. 8).
Références
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1https://mallettedesparents.education.gouv.fr/ (consulté le 23 août 2022).
2https://eduscol.education.fr/2187/ouvrir-l-ecole-aux-parents-pour-la-reussite-des-enfants (consulté le 23 août 2022).
3Le musée national de l’Éducation de Rouen sera désigné sous sa forme abrégée MUNAÉ dans la suite de l’article.
4Elle est considérée comme une revue de référence pour les professionnel·le·s de l’école maternelle. De 1903 à 1970, deux années de publications ont été dépouillées par livraisons de dix ans. De 1970 à 2002, elles l’ont été systématiquement. L’abréviation ÉE est utilisée pour mentionner un numéro spécifique de la revue.
5ÉE n°2, octobre 1959
6 ÉE n°3, novembre 1959
7 Le « médiateur » est aussi désignée « la mascotte ».
8 Il serait par exemple nécessaire de décrire les usages de ces cahiers dans les classes empruntant aux techniques Freinet, diffusées à cette période par l’Institut Coopératif de l’École Moderne (ICEM) et dans les instituts de formations (Dabestani, 2020).
9 Dans l’enquête par questionnaire, 86,2 % des répondants (405 sur 470) déclarent insérer « un peu » ou « beaucoup » de photographies dans les cahiers. 20,6 % (97 sur 470) des enquêtés déclarent déposer en complément des photographies dans des blogs de classe.
10 Hors REP : 205/257 soit 79,7% ; en REP : 483/510 : 94,7%
11Parmi 247 répondants déclarant faire usage d’au moins un cahier collectif, 19,8% (49) des enseignant·e·s précisent utiliser une mascotte et son cahier éponyme.